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Révolution(s)
Un demi-siècle exactement après les « événements » du printemps 1968, dans lesquels le campus de Nanterre a joué un rôle central, la thématique retenue pour le 58e Congrès de la SAES tombe sous le sens. Revolution, dès son émergence dans la langue anglaise, atteste une plasticité toute freudienne dans l’aptitude à qualifier les contraires : ordre et interruption d’ordre, révolution comme rupture, comme nouveau départ, comme promesse d’un nouveau monde, comme retour au point de départ. Cette idée mobilisatrice ─ comme projet ou espoir, comme figure du temps, schéma pour faire sens de l’histoire ou pour faire histoire ─ est-elle encore porteuse ?
Au-delà de la diversité de ses formes dans les mondes anglophones d’hier et d’aujourd’hui, la thématique invite à une réflexion épistémologique sur les révolutions des pratiques et des cadres propres aux études anglophones contemporaines. La disponibilité illimitée des ressources en ligne et les changements technologiques (ebooks, digital humanities, modes d’expression collaboratifs et connectés) révolutionnent déjà nos pratiques et nos usages. Dans quels contextes s’opèrent les révolutions scientifiques, les changements de paradigmes thématiques, théoriques et méthodologiques dans nos champs de recherche anglicistes ?
Dans le domaine de l’histoire et de la civilisation, on pourra bien entendu réévaluer le caractère révolutionnaire d’événements tels que les guerres civiles du XVIIe siècle (« Révolution puritaine », « Glorieuse Révolution »), en retraçant l’histoire de leurs interprétations par des historiens qui semblent utiliser le terme avec plus de prudence. À l’inverse, d’autres événements, qui ne sont pas habituellement traités comme des révolutions, ne pourraient-ils pas entrer dans cette catégorie, comme la Guerre des Deux Roses, le schisme de 1534, qui mit en branle une révolution religieuse, culturelle et politique, ou encore les soulèvements jacobites du XVIIIe siècle, parfois vécus comme des révolutions avortées ? Les guerres d’indépendance dans le cadre de l’Empire britannique doivent-elles ou non être conçues comme des révolutions ? Enfin, quid des grandes transformations que sont la « révolution scientifique » ou la « révolution industrielle », et à l’époque contemporaine des tournants idéologiques du Welfare State, de la « révolution thatchérienne » et du « blairisme », ou au plan constitutionnel de la devolution et du Brexit ?
Quant à la littérature, se propose-t-elle simplement de chroniquer et d’accompagner les révolutions qui secouent notre monde, ou bien un livre peut-il changer le monde ? La révolution formelle qui a déconstruit les codes et inauguré le passage dans chaque nouvelle phase de l’histoire littéraire a-t-elle été le reflet d’un changement dans le regard que les écrivains portent sur le monde, ou a-t-elle créé une nouvelle façon de (nous) le représenter ? Comment juger du caractère révolutionnaire d’une œuvre ? À son impact immédiat, à sa capacité à « faire date », comme Ulysses, ou à son influence profonde et durable, comme celle de Shakespeare ou des poètes romantiques sur l’ensemble de la littérature de langue anglaise ? La littérature participe-t-elle du révolutionnaire sur un mode formel uniquement, ou peut-elle investir le politique, comme Invisible Man de Ralph Ellison, dont la publication en 1952 peut être vue comme l’un des événements annonciateurs du mouvement des droits civiques ? Inversement, la littérature n’a-t-elle pas eu parfois un positionnement contre-révolutionnaire, comme lorsque George Orwell, voire Aldous Huxley, ont dénoncé des excès révolutionnaires ? La classification en genres place-t-elle toujours la littérature du côté de la réaction, de la conservation du même, via la canonisation ? Il s’agira également de réfléchir aux révolutions conceptuelles : croisement des époques, fertilisation mutuelle des approches, perméabilité des genres…
Envisagée comme construction de la nation à l’âge romantique ou retour des exclus dans la traduction culturelle, de Humboldt à Homi Bhabha et Judith Butler, la traduction est pour sa part autant le témoin que le porte-flambeau des révolutions culturelles et techniques qui façonnent nos champs d’études. Instrument de propagande, elle est aussi l’outil de toutes les résistances et de toutes les innovations, moyen privilégié de la diffusion des idées nouvelles. Le traducteur est le rebelle, l’ennemi du patriotisme (Derrida), celui qui travaille le système au plus près, et le sabote pour y faire advenir l’autre. À l’heure où les translation studies révolutionnent le paysage universitaire des pays anglophones et nos champs disciplinaires, les liens entre traduction et enjeux identitaires, pensée politique, diffusion des savoirs et l’évolution de la traduction comme outil pédagogique sont autant de questions à examiner.
Alors que la création d’un département autonome de linguistique à Nanterre en 1968 reflétait la situation révolutionnaire des sciences du langage, marquant son ouverture aux autres champs des sciences sociales (sociolinguistique, psycholinguistique…), les questions de corpus au plus près de la réalité linguistique des communautés anglophones ont pris une place considérable dans la réflexion sur la construction du sens dans la langue anglaise. Quelles nouvelles méthodes d’analyse émergent des études de corpus ? Comment aborder norme, variation, évolution linguistique à l’heure de l’anglais mondialisé ? Que dire des subversions de l’anglais à l’heure des tensions entre hégémonie et fragmentations dialectales ?
La didactique de l’anglais langue seconde nous entraîne vers l’impact de la révolution technologique et numérique sur nos pratiques et l’évolution de nos étudiants en anglais de spécialité ou en LANSAD, mais aussi sur les outils à notre disposition en matière de récolte et d’analyse des données (grands corpus, statistiques, mise en forme des résultats, etc.). Quelles ouvertures méthodologiques proposent les découvertes en neurosciences ? À l’intérieur de l’institution, on peut s’interroger sur la « révolution » à l’œuvre dans le cadre des instructions officielles pour l’enseignement des langues : quelle liberté pédagogique, quelles innovations, lorsque le mode traditionnel de la transmission n’opère plus, à l’heure de la massification de l’enseignement ? Quelles place(s) pour l’apprenant qui doit recevoir mais aussi produire, parler, interagir, agir dans une démarche communicationnelle, actionnelle, prenant en compte la nature des échanges en société ? Quelles révolutions pour l’Université dans ses missions d’insertion professionnelle et d’apprentissage-formation tout au long de la vie ?
Dans le domaine des études télévisuelles, on ne compte plus les « nouveaux âges d’or » sans cesse proclamés, dont la récurrence cyclique nous renvoie à une évolution en spirale. On pourra s’interroger sur la réécriture subversive des récits et images du passé (télévisuel). La fascination contemporaine pour les séries cultes des années 1990 ou 2000, comme Twin Peaks (1990-91), X-Files (1993-2003) ou Gilmore Girls (2000-06), qui ont annoncé leur « retour » au moyen de nouvelles versions tout récemment créées, dévoile les tensions à l’œuvre entre conformisme et subversion, et leur regard sur le monde (anglophone) contemporain. Le remake télévisuel éponyme de Mildred Pierce (HBO, 2011), film noir culte de 1945 réalisé par Michael Curtiz, en est un autre bon exemple. On explorera aussi la façon dont le cinéma, en plus de créer des films qui mettent en cause le canon et donnent naissance à des formes et des genres hybrides nouveaux, « re-fait » — re-makes — ce qui a fait son succès, grâce à des œuvres parfois encore plus réussies. Invasion of the Body Snatchers (Philip Kaufman, 1978), remake d’un film de Don Siegel (1956), ou celui réalisé par les frères Coen en 2010 de True Grit (Henry Hathaway, 1969), un classique parmi les classiques, sont de bons exemples de ces révolutions épiphaniques sur grand écran.